Acquis sur le vide-grenier de la FCPE à Ay le 28 juin 2015
Réf : BF 634 -- Edité par Columbia en France
Support : 78 tours 25 cm
Titres : Jet black blues -/- Blue blood blues
La semaine dernière, en chroniquant le 78 tours de Léon Raiter, j'écrivais ça : "Pour ce qui concerne les seuls 78 tours, ça ne fait que deux ans que j'ai commencé à en acheter, et je reste très sélectif. De toute façon, on en voit peu et, une fois écartées l'opérette et la musique classique, il ne reste guère que notre blues à nous, le musette et la chanson." Ce que je voulais vraiment dire, c'est qu'il y a à peu près zéro chance de tomber dans nos campagnes sur un des 78 tours de country blues du genre de ceux qui intéressent les collectionneurs du livre d'Amanda Petrusich que je viens de lire, Do not sell at any price.
Eh bien, pan dans les dents. Une fois de plus, la preuve est donnée qu'il ne faut jamais dire jamais.
Le lendemain même de la publication de ce billet, de bon matin et par très beau temps (la canicule n'était pas encore là), j'ai commencé ma journée par un exploit sportif en parcourant trois kilomètres à vélo sur le plat le long du canal pour me rendre à Ay, sur la traditionnelle brocante de l'association des parents d'élèves du collège de la ville.
Quelques minutes après mon arrivée, au bout de l'une des travées, je suis tombé sur deux brocanteurs professionnels qui venaient de s'installer. J'ai reconnu deux gars repérés il y a quelques semaines sur un vide-grenier, surexcités et agressifs. Ils n'avaient pas fini de s'installer qu'ils en étaient à s'énerver contre les badauds qui avaient l'audace de négocier leurs prix. J'étais sur le point d'en rester là et d'aller voir ailleurs, mais ils ont été corrects avec moi, et surtout j'avais repéré sur leur stand des disques qui m'intéressaient.
Chacun des deux gars gérait son propre stock sur le stand, y compris pour les disques qui pourtant venaient tous de la même collection, celle d'un dénommé Ahr (à moins que ce ne soient des initiales...).
Au premier des gars, j'ai acheté deux 45 tours très intéressants, que j'aurai l'occasion de chroniquer ici. Chez le second, j'avais initialement sélectionné quatre disques. Quand il m'a annoncé 15 € pour le lot, j'ai demandé son prix pour les deux disques qui m'intéressaient le plus. A 10 €, c'était plus que mon prix habituel. J'ai reposé les disques et je suis reparti. Mais je suis vite revenu, dès je me suis dit que ce n'est pas demain la veille que je tomberais à nouveau sur un 78 tours avec deux blues américains.
J'ai donc finalement acheté pour 10 € un 45 tours quatre titres avec pochette d'Arthur Smith (Yes Sir, that's my baby, malheureusement très décevant) et ce 78 tours.
Pourquoi avoir sélectionné ce disque ? Parce qu'il y a le mot "blues" dans le titre des deux chansons ? En partie, oui, même si ce terme apparaît dans de nombreux titres de jazz (ce disque est d'ailleurs considéré avant tout comme un disque de jazz). Mais la vraie raison, c'est que j'ai reconnu dans les crédits le nom du guitariste Lonnie Johnson. Un musicien que je connaissais peu, à part de réputation. Il est même évoqué en passant dans Do not sell at any price, mais juste pour préciser qu'il n'intéresse pas les grands collectionneurs de country blues, qui le considèrent comme trop commercial.
J'ai aussi reconnu dans les crédits les noms de King Oliver et Hoagy Carmichael, mais pas celui de l'autre guitariste, Eddie Lang, justement considéré avec Lonnie Johnson comme l'un des premiers guitaristes virtuoses du jazz.
A l'époque, Eddie Lang et Lonnie Johnson étaient tous les deux sous contrat chez Okeh, devenu une filiale de Columbia, et ont participé à de nombreuses sessions. Rarement ensembles car, comme c'était la pratique à l'époque, Eddie Lang, d'origine italienne, enregistrait des disques à destination du public blanc, tandis que les enregistrements du noir Lonnie Johnson étaient plutôt publiés dans les séries des Race Records, à destination des afro-américains.
Mais, sur un an, de novembre 1928 à octobre 1929, Lang et Johnson ont enregistré ensemble : deux titres avec le chanteur Texas Alexander, et d'autres en duo ou en groupe. Pour tous ces enregistrements "mixtes", Eddie Lang a pris le pseudonyme Blind Willie Dunn, soit pour éviter tout problème lié à la ségrégation, soit parce que cette musique risquait mieux de se vendre auprès du public noir.
Sur les rondelles des disques Okeh originaux, on ne trouvait que ce pseudonyme et le nom du groupe, Blind Willie Dunn's Gin Bottle Four. Aucun crédit individuel pour les musiciens. Pour les avoir, il faudra attendre les rééditions, ou par exemple cette édition française, que je n'ai pas réussi à dater. Et même là, ça reste un sujet de discussion. En fait, le batteur ne serait pas Hoagy Carmichael, et donc on ne connaît pas le chanteur, puisque c'était censé être lui. Quant au trompettiste, ce serait Tommy Dorsey plutôt que King Oliver. Les autres musiciens restent inconnus, le pianiste étant peut-être J. C. Johnson, l'auteur de la face B.
Avec tout ça, je me rends compte que je n'ai pas encore parlé de la musique qu'on trouve sur ce disque !
Dès les premières notes de Jet black blues, j'ai su que j'avais fait une bonne pioche. Les deux guitares en intro, les petites notes de piano et les tintements de cloche, le solo de trompette, le chant scat. Superbe !
Je préfère cette face A, mais on retrouve à peu près les mêmes ingrédients sur Blue blood blues, avec des percussions minimales mais surprenantes et aussi des bruits de bouche.
Eddie Lang est mort très jeune, à 32 ans, de complications d'une opération des amygdales. La légende veut que son pote Bing Crosby lui ait conseillé cette opération pour qu'il puisse participer à ses films parlants.
Lonnie Johnson est mort à 71 ans en 1970, avec une carrière qui a alterné des phases de grand succès et de longues éclipses.
Dans le livret du CD Frémeaux The first of the "guitar heroes" 1925-1947, Gérad herzhaft écrit ceci à propos de Lonnie Johnson : "C’est surtout, à partir de novembre 1928, son association avec le guitariste italo-américain Eddie Lang (Salvatore Massaro), un autre grand pionnier de la guitare soliste, qui va marquer ses contemporains et ses émules. Les deux virtuoses enregistrent une série de duos incroyablement inspirés, harmonies audacieuses, idées novatrices sur des arpèges et des lignes de basse, qui comptent encore parmi les grands chefs d’oeuvre de la musique américaine." Comme quoi, j'ai vraiment fait une bonne pioche !
Plus que pour les 45 tours, l'effet que me font les 78 tours, c'est vraiment d'avoir l'impression d'avoir en mains des pièces historiques. Même si ce disque a plutôt été édité dans les années 1930 qu'en 1929, il est quand même d'époque. Une époque où, en-dehors du studio, les musiciens noirs et blancs risquaient leur vie en se côtoyant, une époque où la prohibition était en train de s'installer, ce qui n'interdisait pas de baptiser le groupe Le Quartet de la Bouteille de Gin...
On retrouve l'intégralité des enregistrements de Blind Willie Dunn dans le coffret Mosaic The Classic Columbia And Okeh Joe Venuti And Eddie Lang Sessions.
Jet black blues et Blue blood blues sont disponibles en écoute et en téléchargement sur archive.org :
Je ne sais pas ce qui s'est passé avec le scanner, mais les étiquettes en sont ressorties toutes noires alors qu'en réalité elles sont marron...
3 commentaires:
Signalée par Philippe R., cette vidéo de l'American Folk Blues Festival 1963, où Lonnie Johnson interprète Another night to cry, après une introduction très sympathique par Sonny Boy Williamson.
J'ai peur que ce soit une réédition sortie jusqu'en 1954 pour les collectionneurs de jazz. Ce même disque est édité en Angleterre par Columbia en mars 1954 en 78 tours (Columbia DB 3440) et 45 tours (Columbia SCM 5100, que je possède moi-même). L'édition française doit avoir suivi peu de temps après.
En 1929, avant la formation d'EMI en 1931, Columbia aurait été représenté en France par le facteur d'instruments Couesnon & Cie, qui aurait été crédité sur le label. Et à l'inverse, les noms des musiciens n'auraient pas été révélés, en conformité avec le pressage américain sur OKeh. C'est les chercheurs de jazz qui ont déterré les noms à un moment donné dans les années 30/40, faisant de ce disque un objet de collection très légendaire.
Boursin,
Merci beaucoup pour ces précisions. Je ne connaissais pas la date des différentes éditions de ce 78 tours en Europe sous la référence DB 3440, mais je ne suis pas trop étonné d'apprendre que mon exemplaire n'est pas des années 1920. Mais ça reste l'une des plus belles pièces que j'ai jamais chinées sur un vide-grenier...!
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