
Acquis sur le vide-grenier de Roches-sur-Marne le 10 juin 2012
Réf : EP 1115 -- Edité par Disc'AZ en France en 1967
Support : 45 tours 17 cm
Titres : Al Capone -- Very original -/- I was Kaiser Bill's batman -- A lion may be beholden to a mouse (On a toujours besoin d'un plus petit que soi)
Allez, après
Howard Werth et
Henri Salvador, voici l'une des plus belles trouvailles faites à Roches-sur-Marne.
Déjà, la pochette est très réussie. On ne sait pas qui l'a réalisée, mais il est quand même précisé que c'est un Ektachrome "
d'après 'Le cauchemar de magritte' ". Tu m'étonnes.
En tout cas, ça donne une bonne indication de ce que ce disque représente ce, car on a en fait à faire à un cas particulièrement élaboré (et réussi) de parasitisme discographique. C'est un type de disque très courant, mais je crois bien que la dernière fois que j'étais tombé sur un cas d'école aussi intéressant, c'était pour le
Whiter shade of pale de Pro Cromagnum (Sapiens).
Alors, examinons la méthode pour tenter d'aspirer efficacement les ventes d'un succès du disque. D'abord, on met le titre,
Al Capone, en très gros sur la pochette. En effet, si un pékin moyen a entendu le morceau original à la radio, c'est probablement le titre de celui-ci qu'il aura retenu et qu'il cherchera chez le disquaire (aparté pour ceux qui n'ont pas connu ça : les disquaires étaient des magasins qu'on trouvait dans les villes grandes et petites, où une grande partie de la population dépensait de l'argent pour acheter de la musique enregistrée sur des antiquités qui se sont successivement appelées 78 tours, 45 tours, 33 tours, cassette et CD...).
Pour assurer le coup, nommez le deuxième titre
Very original. Comme ça, en le plaçant en encadré sous le premier, le pigeon inattentif, pourra croire avoir lu "
Version originale" !
Ensuite, le nom de l'artiste. C'est un pseudo bidon qui ne servira qu'une seule fois, mais autant le choisir habilement, des fois que le client ait aussi entendu ou lu le nom de l'artiste original. Dans ce cas précis, c'était Prince Buster's All Stars, alors va pour Prince of Wales Stars, ça commence par Prince et ça finit par Stars ! (Je vous dis, c'est très élaboré).
Et pour finir, au cas où le consommateur aurait aperçu la pochette originale du disque dans une revue ou chez un autre disquaire, on a mis au dos une cible de tir comme sur
la pochette originale du EP français Al Capone de Prince Buster.
Je ne sais pas si Prince Buster a de bons avocats, mais si c'est le cas ils ont dû avoir des honoraires conséquents en tentant au fil des années de protéger ses droits sur cet instrumental publié pour la première fois en 1965.
Les gens de ma génération, qui ont vécu en plein la seconde vague du ska lancée par 2-Tone en 1979-80, ont longtemps connu
Al Capone sans le savoir. En effet, au moment où
Gangsters, le premier single des Specials, se vendait comme des petits pains, on avait très peu d'occasions d'écouter
Al Capone, le disque n'étant alors quasiment plus distribué. Pourtant, quand enfin on a l'occasion de comparer les deux titres, la filiation est plus qu'évidente : certes, les
Specials ont fait de l'instrumental de départ une vraie chanson, avec des couplets chantés qui ont peu à voir avec le titre original, mais tout ce qui est mémorable dans
Al Capone est utilisé tout au long de
Gangsters, de l'accroche instrumentale aux quelques exclamations façon "
Don't argue" ou "
Don't call me scarface". Je n'ai jamais compris comment un fan de musique comme Jerry Dammers avait pu sortir ce titre sans créditer son idole. D'un autre côté, il ne s'attendait sûrement pas à ce que sa face de 45 tours auto-produit fasse le tour du monde. Les reprises ultérieures de Prince Buster par
Madness ou The Specials ont correctement crédité Cecil Campbell, alias le Prince.
Je viens de le découvrir, mais quatre ans plus tôt, en 1975, un autre succès était une resucée d'
Al Capone. Il s'agit de
Do you wanna bump ?, le
tout premier single signé Boney M, qui est en fait une version disco (non créditée) d'
Al Capone, dont le succès a poussé son créateur Frank Farian à recruter un groupe pour incarner Boney M...
Même une fois que j'ai su, au tout début des années 1980, que
Gangsters était en fait
Al Capone, je n'ai jamais imaginé que ce morceau avait pu avoir du succès en France à l'époque, ni même qu'il avait pu y être édité. Eh bien, j'avais tort ! C'est début 1967 que le 45 tours s'est classé parmi les meilleures ventes en Angleterre, et c'est à ce moment que
le disque est sorti en France, en EP avec pochette illustrée et en 45 tours deux titres avec comme mention au verso "
La seule version originale. Car il y avait de la concurrence. Outre celle des Prince of Wales Stars, au moins
une autre version était disponible, celle du groupe de jazz Nouvelle-Orléans Les Haricots Rouges.
Le 30 mars 1967, à la télévision dans Le palmarès des chansons, le groupe a interprété ce titre, sur lequel Régine dansait sa nouvelle danse, le "skate". Le skate, et pourquoi pas tout simplement le ska ? On se le demande car le
Jackson de Nancy Sinatra et
Lee Hazlewood, emblématique du skate, n'avait rien à voir avec le ska. Régine a peut-être confondu les deux, mais en tout cas Disc'AZ était à l'affût et n'a pas manqué d'apposer la mention "
Spécial 'skate' " bien en vue sur le disque des Prince of Wales Stars.
Tiens, justement il est grand temps d'y jeter une oreille, à ce disque.
D'abord, notons qu'
Al Capone est peut-être le titre le moins intéressant du lot. La version est plutôt molle, pas très ska, sans trop d'intérêt. L'autre reprise,
I was Kaiser Bill's batman, un succès en 1967 pour Whistling Jack Smith, est un titre sifflé, justement, très léger mais très sympathique.
Les deux autres titres sont des originaux crédités à l'improbable Mike David Sutton. Je n'ai trouvé aucune référence à cette personne probablement fictive, au patronyme anglo-saxon mais dont je soupçonne qu'elle cache un musicien français sous pseudonyme.
En tout cas,
Very original est un titre intéressant, un instrumental assez typique de l'époque, façon musique de film quasi-psyché, avec des bongos et une bonne guitare électrique saturée. Beaucoup plus léger mais tout aussi réjouissant,
A lion may be beholden to a mouse (On a toujours besoin d'un plus petit que soi) enchaîne des extraits de comptines entrecoupés de phrases en français dites par une voix féminine.
Ce 45 tours de Prince of Wales Stars est assez recherché par certains collectionneurs, pour
Very original, mais aussi et surtout pour la version d'
Al Capone, qui compte un invité vedette crédité au verso de la pochette,
Mike Pasternak. Sous son vrai nom, cet animateur de radio américain, qui a inspiré l'un des personnages du sympathique mais au bout du compte plutôt décevant film
Good morning England, est peu connu, mais sous son nom de radio, c'est une légende, qui lui vaut des titres différents dans le monde anglo-saxon, où il l'est
Emperor Rosko, et en France où on le connait comme le
Président Rosko. Sa carrière française, il l'a d'abord faite chez Barclay et sur les radios Europe 1 et RMC, mais au moment où il a participé à l'enregistrement de ce disque il présentait l'émission
Minimax sur RTL. Cette même année 1967, Rosko était l'animateur de la tournée Stax/Volt en Europe et c'est lui qu'on entend annoncer les groupes sur les enregistrements de ces concerts.
Rosko a enregistré quelques disques au fil de sa carrière et il semble bien que le titre auquel on l'associe le plus est justement
Al Capone. Pas tellement à cause de ce 45 tours des Prince of Wales Stars, plutôt parce qu'en fait
Al Capone a aussi été édité en Angleterre sous le nom d'Emperor Rosko, chez Trojan, s'il vous plait ! En fait, Trojan a même sorti ce titre trois fois : en 1970 (référence
TR-7758) et deux en fois en 1975 (référence
TR-7949 avec en face B
Anna par The Main Men et référence
TRO 9059 avec en face B
Phoenix City de Roland Alphonso).
Toutes les sources, à commencer par le livre
Young gifted and black : The story of Trojan Records, indiquent que les disques de 1975 sont une réédition de celui de 1970. Je pense que c'est faux et qu'on a à faire à deux versions différentes.
La
version de 1975 (je pense que c'est la même dans les deux éditions) est excellente, très roots et très dynamique, avec une forte présence de Rosko. Il est indiqué que c'est une production Alted.
La
version de 1970, très honnêtement je ne l'ai pas écoutée car je ne l'ai pas trouvée en ligne, mais mon petit doigt me dit qu'il s'agit tout bonnement de
la version des Prince of Wales Stars. Pourquoi ? Pour deux raisons : la face B est
Kaiser Bill, ce qui me rappelle quelque chose, et le producteur mentionné est français, c'est même un producteur très réputé puisqu'il s'agit de
Michel Colombier !!
Voilà une info très intéressante, qui nous ouvre des perspectives. Sachant en plus que Colombier a produit de nombreux EP pour Disc'AZ dans les années 1960, je pense qu'elle permet d'avancer sans trop se risquer que les Prince of Wales Stars sont en fait Michel Colombier et son Orchestre et que Mike David Sutton n'est autre que Michel Colombier lui-même...
A confirmer, mais voilà une bonne raison de plus pour les collectionneurs de chercher ce disque (je conseille plutôt aux fans de ska de chercher une édition Trojan de 1975). Quant à moi, des découvertes comme celles-ci compensent largement les heures perdues sur les vide-greniers à se salir les doigts à fureter dans des piles de disques sans intérêt...
A lire, une longue interview d'Emperor Rosko chez Soundscapes.