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15 octobre 2016
L'AMOUR BOITEUX
Acquis dans une benne de recyclage quartier Europe à Reims vers 1993
Réf : [sans] -- Édité probablement dans les années 1900
Support : Carton perforé 0,2 x 8 m
Titre : L'amour boiteux
L'autre jour, je faisais du rangement et je suis retombé sur ce carton perforé pour orgue mécanique type orgue de barbarie. Depuis que je suis entré en possession de cet objet il y a plus de vingt ans, je cherche ce que je pourrais bien en faire. N'ayant pas d'orgue de barbarie sous la main, je ne risque pas de pouvoir écouter cette chanson !
Une fois de plus, j'allais remettre le carton dans une pile quand j'ai eu un flash. Après tout, ce carton est plus ou moins un support d'enregistrement sonore (en tout cas, avec l'appareil adéquat, il permet d'écouter de la musique...), il aurait donc toute sa place ici. Et, vu son âge, il me permet de créer la rubrique des années 1900, alors qu'il y a encore trois ou quatre ans je ne pensais pas remonter au-delà des années 1930 (Pour aller encore plus loin, dans les années 1890, il faudra que je me trouve un cylindre...).
J'ai récupéré cet objet un peu de la même façon qu'une des œuvres d'un prix Nobel de Littérature : j'étais allé comme j'en avais l'habitude vider mes stocks de papier et de verre à recycler à la déchetterie du quartier Europe à Reims quand j'ai aperçu dans la benne à papier des livres qui avaient l'air anciens. La benne était suffisamment pleine pour que je saute dedans (même si c'est interdit) et j'ai récupéré quatre ou cinq livres et ce carton.
Les livres se sont avérés être des reliures anciennes de partitions, certaines remontant au 18e siècle. Au fil du temps, j'ai pu leur trouver une bonne maison. Par contre, ce carton perforé me reste toujours sur les bras.
J'ai bien cru pourtant avoir trouver une solution fin 1997 : un de mes collègues de travail, du genre du parisien qui a accepté de son plein gré un poste bien payé avec la sécurité de l'emploi mais qui estime avoir injustement été exilé en province, était spécialisé dans l'étude des musiques populaires. Comme il était en relation avec le Musée National des Arts et Traditions Populaires (à Paris, où d'autre ?), j'ai proposé de lui confier le carton pour en faire don au musée. Il a accepté mais, quelques temps plus tard, après que le désormais ex-collègue avait enfin obtenu sa mutation de retour à Paris, un autre de mes collègues m'a appelé pour que je vienne récupérer une enveloppe : en rangeant le bureau du parisien, il était tombé sur mon carton perforé et ma lettre d'accompagnement, où je racontais comment j'avais récupéré l'objet et où je disais que, dans la mesure du possible, je serais heureux d'écouter un enregistrement de la chanson en question. Mon collègue n'était pas digne de confiance et mon enveloppe n'avait jamais quitté Châlons...
Pendant des camps de vacances, j'ai eu l'occasion de visiter trois ou quatre fois dans les années 1970 le musée Baud à Auberson, en Suisse, mais, en-dehors de ça, je ne connais à peu près rien à la musique mécanique.
Tout ce que je sais, c'est que, sur la couverture du carton, il y a écrit à la plume "L'amour boiteux - Polka".
De nos jours, c'est suffisant pour, en quelques dizaines de minutes, en apprendre pas mal sur cette chanson. C'est notamment sur l'excellent site Du temps des cerises aux feuilles mortes que j'ai trouvé le plus d'informations utiles (Comme c'est bizarre, un des sites les plus complets sur l'histoire de la chanson française est canadien...).
L'amour boiteux est une chanson qui a été créée en 1901 à l'Alcazar d’Été par Fragson. On peut écouter sur YouTube un enregistrement par Fragson, qui date probablement de 1903. La musique est de Harry Fragson et les paroles de Léo Lelièvre, né à Reims en 1872, et de Paul Briollet.
La chanson a été un succès. La partition petit format réservée à la vente de la rue, qui était alors le format le plus populaire de commercialisation de la musique, indique que cette "chansonnette" s'est vendue au moins à 150 000 exemplaires.
Les différentes éditions de la partition nous apprennent que L'amour boiteux a été aussi interprété par Lejal et par Strit aux Ambassadeurs.
Les paroles de la chanson sont légères mais réussies. Avec le recul, je me dis que a) la polka était populaire à Paris au début du 20e siècle et b) je me demande bien ce qu'était un sapin caoutchouté.
Par une soirée radieuse
J'aperçus sautillant devant moi
Une jolie petite boiteuse
Qui me mit le cœur aux abois
Je m' dis "Cette pauvre enfant
N'a sûrement pas d'amant
Elle n' connaît pas l'amour
Si j' lui faisais la cour
Ça serait une bonne action
J' vais lui peindre ma passion
Et pour reposer ses p'tits pieds
J'offre un sapin caoutchouté
Et je m' disais, la voyant si gentille
"C'est bien dommage qu'elle boite comme ça
La pauvre fille
Et qu'en marchant elle danse la polka
Mais quand elle est en fiacre, on n' s'en aperçoit pas"
Dans un bar de la Madeleine
Je lui fais faire un p'tit souper
Elle mangea sans perdre haleine
De quoi nourrir quatre cuirassiers
Je lui fis boire du Bordeaux
Du Madère, du Cliquot
Et du Saint-Émilion
Pour la remettre d'aplomb
Je m' dis "Cré nom d'un chien
Comme elle boite et mange bien"
De sorte qu'après ce p'tit gueuleton
Elle faisait la roue dans l' salon
Et je m' disais, la voyant si gentille
"C'est bien dommage qu'elle boite comme ça
La pauvre fille
Mais c' qui m' console, c'est qu'après un bon repas
Quand elle roule sur la tête, on s'en aperçoit pas"
J' l'emmène chez moi rue Serpente
J'étais emballé complètement
J' trouvais une saveur piquante
À son gracieux déhanchement
En montant l'escalier
J'entendais su' l' palier
Ses petits souliers neufs
Faire "Cinq et quatre font neuf"
Elle entre dans mon logement
Je l'embrasse tendrement
Heureux d' voir qu' son pied démanché
Ne l'empêchait pas de marcher
Et je m' disais, la voyant si gentille
"C'est bien dommage qu'elle boite comme ça
La pauvre fille
Mais c' qui m' console et me tire d'embarras
C'est qu' quand elle est couchée, on s'en aperçoit pas"
Le lendemain, quand je m'éveille
Je m'aperçois avec émoi
Que ma boiteuse de la veille
Marchait aussi droit qu' vous et moi
J' lui dis "Comment ça s' fait
Qu'hier soir tu boitais
Tu n' boites plus maintenant
Vraiment, c'est épatant
C'est sans doute mes baisers
Qui t'ont remise sur pied
Te voilà guérie en un jour
C'est un miracle de l'amour"
Elle me répond "J' vais t' raconter l'histoire :
Si je boitais c'est qu'hier soir
Une vieille poire
M'avait donné une thune pour mes appas
Et que je l'avais fourrée dans le fond de mon bas"
La chanson était suffisamment populaire pour que, une bonne dizaine d'années plus tard, Charlus en enregistre une version sur disque 78 tours. J'ai appris en lisant la biographie de Charlus que, entre 1895 et 1900, chaque enregistrement sur cylindre était unique, non reproductible. Donc, le chanteur devait interpréter la chanson autant de fois qu'il y avait d'exemplaires fabriqués (enfin presque, car quatre cylindres pouvaient être gravés à la fois) ! Dans ses mémoires, Charlus indique avoir été enregistré plus de 80 000 fois chez Pathé !
Je ne sais pas si j'aurais un jour l'occasion de l'écouter, mais je sais bien que la musique encodée sur mon carton est instrumentale. L'arrangement ressemble peut-être plus à ceux qui ont été faits en 1902, en polka-marche par Alfred Patusset en 1902 ou en marche-défilé pour musique militaire par Onésime Coquelet.
L'amour boiteux est même mentionnée dans la littérature ! Anne-Catherine Baechtel indique dans un mémoire de Master que, page 533 du roman Les voyageurs de l'impériale de Louis Aragon, le personnage de Dora, ancienne prostituée, se met à chanter le refrain de la chanson lorsqu’elle est dans le funiculaire qui la mène à Garches.
wahou, ça c'est de la chronique! belle histoire qui illustre bien la pugnacité du père dodu quand il s'agit de se démener pour dénicher un bouquin ou un disque. D'autant plus louable que précoce car visiblement pol est trop jeune pour savoir ce qu'est un sapin, bien sûr il n'était pas de ce monde à l'avant siècle dernier quand ses aïeuls prenaient un sapin pour aller s'encanailler la samedi soir, mais on devine aussi qu'il est trop jeune pour s'intéresser à la littérature populaire d'avant 14. Bref on en apprend un peu plus sur Dodu le jeune dans cette chronique, pas assez cependant pour en faire le portrait détaillé mais patience ça viendra bien un jour. Quant à la réponse elle est contenue un peu plus loin dans la chanson , à la fin du premier refrain , elle prend un sapin et n'a donc pas à marcher, la pauvrette.
RépondreSupprimerTrès intéressante chronique, bravo ph
Philippe,
RépondreSupprimerJe suis moins jeune à chaque jour qui passe, mais c'est vrai que je ne me suis pas encore intéressé à la littérature populaire d'avant 1914. Ça viendra peut-être, qui sait ?
En tout cas, merci de m'avoir appris qu'un sapin peut désigner un fiacre. Quant au fait qu'il soit caoutchouté, je suppose que ça signifie que les roues ont un bandage en caoutchouc, ce qui doit rendre le trajet plus confortable !
C’est ma grand-mère qui me la chantait et pas de sapin caoutchouté dans sa version mais bien un fiacre caoutchouté ( comme dans la reprise du refrain)
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